Spécial Noël
- enoxalia
- 25 déc. 2019
- 7 min de lecture
C'est la nuit de Noël. Le vent souffle en rafales. Brr… Mon visage s'enfonce d'avantage au milieu de mon écharpe. La laine rêche frotte contre ma peau. Froid. Je secoue le tissu, faisant tomber le petit tas de flocons qui s'y était accumulé. Baisse les yeux. Regarde le sol. Croise pas les regards. Les croise pas. Je frotte mes mains énergiquement. Si ça n'avait tenu qu'à moi, je n'aurais jamais mis un pied dehors de toute la saison, mais… Je tapote mes joues. Une nouvelle rafale refroidit mes tentatives pour me réchauffer. Pense à Moshi. Pense à Moshi. Croise pas les regards. J'accélère le pas, esquivant les passants. Mer'u n'est pas très grand et son nombre d'habitants est restreint, mais, ce soir, on dirait qu'ils se sont tous donné rendez-vous dans la rue. J'enfonce mes mains tremblantes au fond de mes poches. Ça arrange bien mes affaires…
Quelques guirlandes de lampions de toutes les couleurs éclairent faiblement la rue. Ils s'agitent dans tous les sens sous les assauts du vent. Les flocons se colorent de rose, de vert et de bleu. Ils se parent de couleurs pâlichonnes. Une tempête de confettis multicolores. Il n'y en a pas beaucoup. Chaque année, le village pioche dans ses réserves pour offrir ce spectacle de fin d'année. Chaque année, il y en a un peu plus. À ce rythme, dans un siècle, toutes les rues seront illuminées. Tout ce qui est beau est rare. Tout ce qui est rare est cher. Je m'arrêterais presque pour admirer les lumières si je ne risquais pas de me faire piétiner par la foule. L'angoisse me saisit à nouveau. Quelqu'un percute mon épaule. Des discussions me parviennent pêle-mêle. Du bruit. Des odeurs. Des gens. Les silhouettes défilent autour de moi. Grandes. Elles me surplombent. Géants. À gauche. À droite. Devant. Effleurement. Derrière. Gauche droite devant… Non non non ! Baisse les yeux. Faut pas croiser de regards. Non non non, pas ce soir. Maman m'attend, je ne dois pas salir mes vêtements. Non non non. Je cours, tente de m'extirper de cette foule. Quelques protestations me parviennent, mais je ne m'arrête pas. Je fonce. Fonce. T'arrête pas. Regarde pas. C'est tout à fait normal. Fais comme s'il y avait une urgence. Fais comme si. Tout se passera bien. Personne ne te posera des questions. Oui, normal. Sois normal. Fais comme si…
Rapidement, le bruit de la fête se noie derrière moi tandis que je m'éloigne dans une rue un peu moins fréquentée. Voix étouffées. Rire emmitouflés. C'est à peine si on entend encore distinctement des mots. Froid. Quelques flocons timides atterrissent sur mon visage. Je le sens. Oui, la neige étouffe les sons. Elle les enveloppe. Les rend inhumains. Ces cris de joie pourraient être des cris d'animaux, ces joyeux applaudissement des coups de feu. Non non non. Je me tapote les joues. Sors ces idées de ta tête. C'est jour de fête aujourd'hui. Souris. Sois heureux. Mais normal. Mais heureux.
Ma course s'arrête. Le souffle me manque et un nuage de buée recouvre mes lunettes. Mon bras me fait un peu souffrir. J'ai dû prendre un coup. Un nouveau bleu pour demain. Pas grave. Maman ne voit jamais rien. Sauf mes habits. Ça, oui, elle voit quand ils sont sales. M'appuyant contre un mur, je tente de retrouver une respiration normale. Expire. Inspire. Expire… Rapidement, le voile sur mes lunettes s'épaissit. Mais je n'en ai cure. Mon regard attrape quelques bouts de pavés gris, quelques murs plus foncés ou de pauvres plantes rabougries blanches. Mortes. Tuées. Dans le froid. Seules. Et pas une larme versée. La fête est décidément loin derrière. Presque personne autour de moi. Non. Personne en fait. La rue est déserte. Sombre. Abandonnée. Du moins je le crois. Je ne vois rien avec cette buée. Mais il n'y a pas de voix. Pas de bruit de pas. Je dois bien être seul, non ?
Je retire mes lunettes et essuie maladroitement le verre contre mon pull. Dans ma précipitation, elles s'échappent d'entre mes mains. Pouf ! Dans la neige. Je grogne. Non non non, elles vont être toute sales. Et mouillées. Et la lumière va se refléter dedans et je ne retrouverai plus Moshi et… non non non. Allons, allons, ne soit pas si négatif. C'est Noël. Tout va bien se passer. Si ça se trouve, un voisin l'a déjà ramené à notre porte et l'histoire s'arrêtera là. Ou bien, je le retrouverai et tout s'arrêtera là. Ou bien…
Ma main se tend pour les récupérer. Un battement de cils. Elles ne sont plus devant moi. Juste un tas de neige qui forme le contour de mes lunettes.
– Et bien, et bien, mais qui avons-nous là ?
Je me fige. N'ose pas relever la tête. Non non non…
– Ne serait-ce pas le petit Harion ?
Ricanements. Plusieurs. Un groupe. J'avale difficilement ma salive, mais me relève tout de même. Mes mains rapidement cachées au fond de mes poches. Ne pas montrer qu'elles tremblent. Ne pas être faible.
– Oui, c'est m-m-m-moi.
Le groupe de garçons qui me fait face sourit. Échange de regards. Avant même que je ne comprenne comment je suis dos à un mur et ils font cercle autour de moi.
– Que fait le petit Ha-Ha-Harion (gloussement) si tard dehors ? Ta petite maman t'a donné une permission exceptionnelle ?
Le plus grand, c'est lui qui a parlé. Jan. Un grand. Un carré. Un idiot. Mais baraqué. J'ai peur.
– Non, c-c-c-c-c…
Les rires redoublent. Les mots meurent. J'abandonne mes paroles. À moitié finies.
– C-c-c-c-c… ! Et bien, petit Ha-Ha-Harion, on arrive plus à finir sa phrase ?
Je me recroqueville contre le mur. Baisse les yeux. Baisse les yeux, ils ne te feront rien. C'est juste des brutes. Des brutes qui peuvent te faire mal. Te faire souffrir. Maman ne sera pas contente. Il est quelle heure ? Tard ? Maman va s'inquiéter ? Non non non ! Maman va s'inquiéter. Il faut que je parte, que je…
– Tu me fais bien rire, petit !
Jan me donne un coup sur mon épaule. Je grimace, mais aucun bruit ne quitte la barrière de mes lèvres. Non, pas ça. Mais j'ai mal. Et j'ai peur. Non non non…
– Mais… tu commences à m'ennuyer. Aller, on va juste te refaire le portrait un petit peu et on te laisse filer, sympa non ?
Le groupe s'approche. Ils sourient. Menaçant. Danger. Danger. Non… Toujours plus près. Non… Je ferme les yeux. Me protège comme je peux avec mes bras.
Pomp ! Pomp !
Toujours aucun coup. Un grognement. Un deuxième.
Boum !
Flap ! Clap !
Respire. Inspire. Expire. Inspire…
Silence.
Respire. Expire. Inspire…
Silence.
Toujours rien.
Timidement, j'ouvre un œil. Juste à temps pour voir mes potentiels-peut-être-futur agresseurs s'enfuir en courant au coin d'une rue. Et une fille. Grande. Peau mate. Elle est encore tournée vers l'endroit où les garçons ont fui.
– C'est ça et revenez pas !
Faites qu'elle ne se tourne pas vers moi. Faites qu'elle ne se tourne pas vers moi. Son regard d'ambre croise le mien. Je me fige. Mon cœur bat à mille à l'heure. Il va sortir de mon torse, je le sens. Casser mes côtes. Continuer à pulser follement jusqu'à l'arrêt cardiaque et… ! Elle m'examine des pieds à la tête avant de s'en aller sans rien dire. Crac, crac ! Pas dans la neige. Elle s'éloigne.
Le souffle me revient. Renaissance. La vie se réapproprie mon corps. L'espace d'un instant, j'ai cru mourir. Plus jamais. Non, plus jamais. Je ferai attention à l'avenir, promis ! Je respire. À nouveau. Je me laisse glisser au sol. La neige imprègne ma veste. Je sens le froid s'insinuer à travers le tissu mouillé. Mais je m'en fiche. Mes pensées tourne en boucle. Je pense à cette fille. Je la connais. Ou de vue seulement. Une orpheline. Elle se balade dans les rues. Fouille dans les poubelles. Et personne ne l'aide. Personne ne fait attention à elle. Mer'u n'est pas grand pourtant. Je la vois souvent passer devant chez moi, accompagnée de…
– Je crois qu'il est à toi.
À peine un murmure. Mais je pousse un cri d'effroi. J'aurais dû le savoir. Elle est là aussi. Elles sont toujours deux. Mes yeux se posent sur la blonde aux grands yeux verts. J'aurais dû savoir. L'autre a dégagé le terrain et elle laisse sa partenaire me dépouiller pendant qu'elle fait le guet. Je peux encore courir. Avec un peu de chance j'arriverai à m'échapper et à rentrer. Ou bien, non… Elles vont m'assassiner, me découper en morceaux et personne ne retrouvera mon corps…
Ma violente réaction lui a fait peur. La blonde est tombé en arrière dans la neige. Elle grimace au contact froid de la neige. Sa veste fine à trou ne la protège guère du froid. Elle frissonne, mais ne fait aucun commentaire. Elle me regarde juste de ses grands yeux verts. Ses lèvres tremblent, mais aucun mot ne s'en échappe. Elle hésite peut-être. Elle ne sait pas quoi dire. Moi non plus. On se regarde, on s'examine en silence. Pas de mouvement. Pas de geste. En silence. Dans la neige. C'est alors que je remarque la boule de poil à ses côtés.
– Moshi !
Je me jette sur mon chat, le serrant fort contre moi malgré ses protestations bruyante. Moshi mon chat, mon confident, mon ami.
– Je t'ai retrouvé M-Moshi !
Enfin, c'est pas tout à fait vrai. De la chaleur se répand dans ma poitrine. Comment ai-je pu avoir peur. Elle est gentille, elle m'a ramené Moshi. Quelqu'un d'aussi attentionné ne peut pas me faire du mal. Je devrais m'excuser, lui dire pardon. C'est pas bien de juger les gens avec des à-priori, non c'est pas bien. Maman me le dit tout le temps. J'aurais pas dû me dire que si elle est orpheline, elle est… Non non non, faut pas penser comme ça. Je devrais la remercier et puis retourner à la maison. Mais c'est peu, non ? Dire merci alors qu'elle m'a ramené Moshi ? Moshi quand même ? Je devrais lui dire plus. Oui, elle est gentille. Elle a mon âge. On pourrait… L'idée me semble folle. Amis. C'est comme ça qu'on se comporte quand on est des amis, non ? On s'aide, on joue. Je pourrais jouer avec quelqu'un ? Quelqu'un d'autre que Maman ? Elle pourrait ne pas me trouver bizarre, être mon amie ? Oui, elle pourrait être ma première amie.
Ma peur oubliée, les mots s'apprêtent à sortir à nouveau :
– Mer…
Elle s'éloigne déjà. Non non non ! Il faut qu'elle reste !
– Et attends !
Elle se fige. Le temps s'arrête. Je ne vois qu'elle. C'est comme si mon cœur ne battait plus. Et puis, finalement… Encore frissonnante, elle se tourne vers moi, une lueur d'hésitation dans le regard. Pendant un instant, j'ai cru… Les lueurs… La lumière… Et elle… Je secoue ma tête. Pas maintenant. Je prends en main ce qui me reste de courage.
– Merci p-p-p-pour m'avoir ramené Moshi.
Je souffle un bon coup. Mes mots tremblent dans l'air.
– Est-ce que tu veux être mon a-a-amie ?
Elle s'empourpre violemment. Comme une tomate. Ses grands yeux verts s'écarquillent. Mais un mince sourire s'étire sur ses lèvres. Un sourire magnifique. Lumineux. Mon premier sourire. De quelqu'un d'autre. J'ai fait sourire quelqu'un ! La chaleur dans ma poitrine grandit encore. Le froid est oublié. Ma petit frayeur mise de côté. Seul ce sourire compte pour le moment. C'est ce que je crois… Mais les mots qu'elle murmure sont encore plus beaux.
– Oui, je veux bien.
Minuit sonne au loin. Douze coups de cloche dans la nuit.



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